BLACK TAX ou le poids de la solidarité

Aux yeux de ma mère, je suis victime d’acculturation.

Elle n’est pas aussi directe mais ses propos me le confirment sans cesse. Selon elle, il me faut un retour aux sources car j’ignore beaucoup de ma culture.

Notre dernier échange sur ce sujet a eu lieu lors de ma visite à Bamako au mois de juin. Elle était scandalisée parce que j’ignorais qu’il fallait donner de l’argent aux tantes et oncles lors des visites de courtoisie. C’est une somme symbolique qui semble-t-il doit leur servir à acheter de la cola. Je devais le faire parce que j’avais atteint un certain âge et je gagnais bien ma vie.

Ma mère m’a expliqué que lorsque l’on oublie de faire ce geste, certaines personnes mal intentionnées peuvent en faire un objet de médisance. Elle est très sensible à ce genre de choses.

Cette pratique n’est pas spécifique à la culture malienne. Dans le livre “Black Tax” co-écrit par plusieurs auteurs sud-africains, l’un d’eux explique un phénomène similaire. Lorsqu’il quitte sa maison pour se rendre à un point B, il rencontre tout un tas de personnes qui exposent leurs problèmes et s’attendent à une aide de sa part. Cela est si systématique et tant répandu dans le pays que les gens prévoient toujours de la liquidité dans leurs poches.

Ces pratiques constituent des composantes de la Black Tax qui se définit comme étant la somme que les Noirs de la classe moyenne (ou en tout cas employés) sont censés verser à leur famille directe ou éloignée moins bien lotie.

Pour en revenir à mon séjour au Mali, j’ai eu un échange très instructif avec l’une de mes tantes. Elle m’a rapporté que mon père était celui que l’on appelait en premier lors de différents évènements (décès, naissance, mariage etc.) car il était réputé être celui qui donnait beaucoup d’argent. Cela est également un aspect de la Black Tax. On attend des personnes les plus aisées de prendre en charge les principales charges de la famille.

Mon père est certes une personne généreuse mais la réalité est qu’il n’a pas vraiment le choix. Lorsque l’on affiche une certaine aisance dans la société, les membres de la famille s’attendent à ce que cela leur profite également. 

En réalité, ces pratiques ont toujours existé dans nos cultures. Au Congo, on parle de solidarité. Au Mali, cela peut prendre la forme d’entraides lors d’évènements (mariages, baptêmes, funérailles etc.).

En Afrique du sud, un système d’entraide était en place avant l’arrivée des colons. Chacun avait sa place dans la société et la culture de la terre permettait une certaine autosuffisance alimentaire. A leur arrivée, les colons ont procédé à des expropriations. Les hommes noirs, victimes de ce système, ont été contraints d’aller travailler loin de chez eux et de renvoyer de l’argent à leurs familles car les femmes et les enfants n’étaient pas autorisés à travailler. Ainsi est né la “Black Tax” telle qu’on la connaît aujourd’hui. 

Le terme quant à lui a véritablement émergé dans les années 2000. Selon Niq Mhlongo cela s’explique par plusieurs raisons. A cette époque une grave récession frappe l’Afrique du sud et la classe moyenne noire s’en trouve être la plus durement touchée. Elle devait rembourser sa dette étudiante aux banques, finir de payer sa voiture, financer son mariage, s’installer dans un appartement près de son lieu de travail (plus cher donc), s’occuper de ses frères et sœurs etc. Certains avaient des ambitions qu’ils ont dû étouffer sous le poids des responsabilités. Cela a forcément créé des frustrations.

Si cela n’est pas systématique, la Black Tax se justifie dans certains cas. Dans le livre “Black Tax”, plusieurs témoignages sont partagés. Il arrive par exemple que tout un village cotise pour envoyer un enfant à l’école. J’ai également lu le cas d’une grand-mère de soixante ans qui enchaînait les petits boulots du matin au soir afin de payer les études de sa petite fille. 

Il leur semble donc normal que lorsque l’un de ces enfants prodiges acquiert une situation confortable dans la société, il prenne soin des personnes qui l’ont aidé. De plus, si ce dernier arrive à se construire une maison dans un township, tous les membres de la famille directe ou éloignée peuvent y faire des séjours plus ou moins longs afin de tenter, à leur tour, leur chance en ville.

En ce sens, la Black Tax n’est pas un fardeau mais plutôt un investissement dans la communauté. Lors d’un échange avec Voltan, il me disait qu’il préférait investir dans les projets des uns et des autres plutôt que de leur donner de l’argent. En distribuant de l’argent, on crée des fainéants habitués à la facilité. Avec sa méthode, il aide la personne à créer de la valeur, à en faire bénéficier d’autres (en créant par exemple des emplois) et en aidant à son tour d’autres personnes. 

Bhekisisa Mncube est de cet avis puisqu’elle conclut son texte dans le livre “Black Tax” par ces mots :

Black tax is not a burden. In fact it must be one of the best financial investments in the modern black family. Every cent that is spent to help a family member has a multiplier effect on the rest of the family and they will benefit in the years to come.

p.109

Et Angela Makholwa ajoute :

There’s no such thing as black tax. When you are asked to help someone you care about and have the resources to do so, you go ahead and help them. It’s simple. It’s called compassion.

p.101

Ce dernier passage est fort intéressant. Il ressort justement du livre “Black Tax” que certaines personnes n’ont souvent pas les moyens. 

Par exemple, Nokubonga Mkhize explique dans son texte la pression exercée parfois par les propres parents. Ils estiment que lorsque l’on est diplômé d’université et qu’on a obtenu un premier emploi, on y est forcément très bien payé. Les demandes se font alors de plus en plus fréquentes et les montants de plus en plus élevés. J’ai moi-même été rappelée à mes obligations lorsque j’ai commencé à travailler. Nous, africains, payons tous de la black tax à un moment ou à un autre.

Un autre témoin affirme qu’il a dû acheter une voiture d’occasion car le trajet reliant son domicile à son lieu de travail était trop long en transport en commun. Les membres de sa communauté en ont conclu qu’il gagnait bien sa vie et ont donc augmenté leurs demandes alors qu’en réalité, il sortait à peine la tête de l’eau. 

Et dans beaucoup de cas, comme me l’a dit une amie, la personne qui donne est seule face à des dizaines d’autres qui n’ont que ça pour vivre. Cette dernière est donc obligée de faire un geste même lorsqu’elle n’a pas les moyens.

D’autres points négatifs de la Black Tax sont cités. Je peux moi-même en témoigner. Nous avons tous dans notre famille ces personnes ingrates et fainéantes qui profitent des biens des autres et se complaisent dans l’assistanat.

Enfin, il est important de souligner toute la dimension psychologique de la pratique. Les enfants, surtout ceux qui accèdent pour la première fois aux études dans la famille, peuvent subir d’énormes pressions. Tout le devenir de la famille voire de la communauté, repose sur leurs épaules. 

Et en cas d’échec :

The darkness gets darker, your blackness gets blacker, the tax owed gets even bigger. Everyone is tired of you returning empty-handed. Everyone has forgotten your initial success; they have forgotten the promise. You start losing your voice, your opinion matters less and less. Even those who have odder odd jobs than you are now better than you.

p.157

Et alors tu sombres :

You have developed syndromes and clinical conditions that you never thought you would have to learn to pronounce. You cut your hair. You do not step out of your flat for anything other than junk food and painkillers. You start taking 12 to 20 painkillers a day but they do not heal the anxiety, the emptiness, and this fleshy mess.

p.154

Pour conclure, je suis de ceux qui pensent que la black tax n’est ni une bonne ni une mauvaise chose. En réalité, tout dépend de l’usage que l’on en fait. Je suis prête à être solidaire et à aider les personnes dans le besoin lorsque je le peux. Cependant, je ne m’appauvrirai jamais pour cela ou ne mettrai pas en péril ma santé mentale à moins que cela ne soit une question de vie ou de mort en lien avec ces êtres qui me sont si chers. 

J’entends gagner de l’argent et investir afin de faire fructifier mes avoirs. Ainsi, je pourrai plus tard prendre en charge mes enfants, mes parents et financer mes rêves. J’estime que si l’on m’impose de m’appauvrir dès le début de ma carrière, nous serons tous perdants. Les enfants doivent pouvoir disposer librement de leurs revenus sans culpabiliser. Car en réalité quoi de plus gratifiant que de pouvoir faire plaisir à ses parents ou à ses proches sans que cela ne soit vécu comme une obligation ? 

Et concernant les propos de ma mère exposés plus haut, elle n’a pas totalement tort. L’expatriation m’a quelque peu déconnectée des réalités locales. Je voulais lui faire plaisir lors de ce court séjour, alors j’ai distribué quelques billets. Cela dit, il en sera autrement lors de mes prochaines visites car j’ai du mal à comprendre le principe de donner à des personnes qui ne nous considèrent guère. Je ne participerai pas à cette hypocrisie.

Avec passion,

Dyna.